Ce texte a été écrit en novembre 2021. Il raconte le quotidien de la recherche. Il rend compte d'un état, à un moment donné. Il raconte la difficulté à parler du travail, de la santé, à mettre des mots dessus. Il évoque ce qu'écouter veut dire et ce à quoi en parler nous confronte.
Ce texte a été écrit en novembre 2021. Il raconte le quotidien de la recherche. Il rend compte de la difficulté à parler du travail, de la santé. Il évoque l'impossibilité, parfois, d'écouter et de faire entendre.
À PROPOS DU PROJET
« Prendre des risques. Prendre soin. »
La santé : un enjeu des carrières des artistes de cirque
« Il y a quelques semaines je n’en pouvais plus. Plus possible de travailler sur ce projet. Impossible de s’y remettre. Ouvrir les fichiers, relire les récits, parcourir des listes de chiffres et n’en plus pouvoir. Ne plus supporter la violence à travers les propos recueillis et celle tapie derrière des nombres qui ne veulent rien dire quand on ne les articule pas à un vécu incorporé. Conditions de travail, violences institutionnelles, maltraitance des corps, mal-être physique, moral, social. Heureusement les récits sont aussi porteurs d’autre chose, d’un rapport au travail de création, à l’engagement du corps, profond, riche. Trop, beaucoup trop de choses à dire, à partager. Ce sentiment, je l'avais déjà éprouvé, lors du même projet de recherche sur la santé et le soin des artistes danseur·euse·s, mais moins violemment ; pas au point de fermer mon ordinateur après une heure passée à écouter des récits, à écrire des portraits.
Depuis mes premières recherches théoriques et pratiques il y a quinze ans et le projet sur la danse initié en 2015, la santé des artistes est devenue un enjeu des politiques publiques. Tout le monde s’en empare, c’est d’ailleurs grâce à cela que ce projet a vu le jour. C’est désormais une question, LA question des formations, des cahiers des charges et des politiques culturelles. Et pourtant, avoir la sensation constante d’être en décalage, que la recherche révèle bien d’autres choses que les maigres dispositifs mis en place et les discours politiques autour de la prévention, des tentatives de penser, repenser, mettre en scène un esthétique du care.
Dans ce contexte, j’éprouve un sentiment paradoxal entre soulagement de voir enfin des propos similaires à ceux que je recueille depuis deux ans devenir publics et un profond malaise lorsque sortent les précieux témoignages publiés par le collectif Balance ton cirque. Y retrouver ce que je ne connais, hélas, que trop bien. Savoir comme tout le monde que l’on savait. Ne plus supporter cette constante oppression des corps. Ne plus supporter que l’on répare comme on peut et qu’on détruise à tout va. La place de la chercheuse, malgré toute la distance et la supposée objectivité qu’elle impose, n’est pas évidente dans ce contexte. Se sentir piégée d’être financée par la puissance publique, celle-là même qui ne réagit que trop peu face à cette affaire comme à d’autres du même ordre. Le silence de la violence. Rien. La puissance publique parle de soin mais ne soigne pas. Se dire que je travaille, comme tant d’autres, avec une institution malade, malade de ses violences systémiques. Ces violences qui sous-tendent des rapports complexes à la santé et au soin, chez les artistes de cirque notamment. Une violence que j’analyse longuement et qui place systématiquement la responsabilité de la santé au sens large sur les épaules des artistes sans jamais remettre en cause le pouvoir, politique, économique, social.
Je sais, au fond de moi, que ces projets de recherche ne changent pas grand-chose,mais c’est aux marges que cela change. Parce que la recherche légitime, encore et heureusement, une forme de savoir qui est parfois reconnu et permet de diffuser une réflexion sur ces enjeux, dans l’espoir, un jour, de changer les pratiques. Alors je continue,avec acharnement, à publier, parler, écrire, former.
C’est souvent en faisant des entretiens que l’énergie de continuer me porte, je sais la valeur des paroles, parfois fragiles, que l’on me confie.
Je m’intéresse moins aux chiffres. Là où on voudrait à tout prix savoir combien,combien de blessures, et où, quels facteurs, j’ai coutume de dire pour couper court au débat sur la demande incessante de camemberts et autres graphiques, que l’on fait bien dire aux chiffres ce que l’on veut... Revendiquer, par contre, l'importance des récits, de la parole située. Revendiquer une approche pragmatiste qui s’intéressera aux effets. Ne pas se contenter de constats. Cette recherche, dans sa forme et dans son fond, est militante et je l’assume. Elle part du principe que les rapports à la santé et au soin des artistes sont noués dans un système qui favorise des formes de domination, des abus de pouvoir, des dérives anciennes qui génèrent des comportements problématiques à différents niveaux.
Si ce projet n’a qu’une vertu, ce sera celle de remettre au centre du jeu les responsabilités collectives. Redire ce qui se tisse dans le lien entre les acteurs du secteur et ce qui va conditionner des rapports à la santé comme enjeu intime et public. Remettre le travail artistique, sa nature, son organisation économique et sociale au centre de la réflexion et ne pas en édulcorer les contours dans une vision dix-neuvièmiste de l’artiste.
Vouloir aussi rendre compte de la vulnérabilité des paroles, de l’intensité des propos. Au-delà des chiffres et des analyses j’ai choisi pour cette recherche sur le cirque comme pour la danse de m’interroger sur la part sensible de la recherche et sur la manière d’en partager autrement les résultats. Allier la rigueur de la méthode scientifique à des formes créatives analytiques. Mon projet sur la danse avait donné lieu à la création de quatre reportages sonores et de textes manifestes, écrits à partir de la recherche. Pour le cirque, j’ai choisi de créer une galerie de portraits dessinés et animés par une artiste. Dix portraits fictifs écrits à partir des vingt-six entretiens du projet. La recherche est également traduite graphiquement à travers six posters.
Je remercie du fond du coeur Juliette et Su pour leur travail et pour avoir réussi à rendre compte, avec talent, de cette part sensible.
Je remercie également les institutions qui me soutiennent, c’est tout le paradoxe,puisse ce projet faire évoluer leurs pratiques. Je remercie, enfin, les artistes qui se sont engagé·e·s dans cette recherche en complétant le questionnaire ou en prenant le temps d’une conversation, souvent longue, sur des sujets difficiles. C’est avec eux·elles que se construit la recherche, c’est avec eux·elles qu’elle se diffuse aussi, il y a urgence. »